6. Eglantine
- Aurélie Lavigne
- 9 janv. 2024
- 4 min de lecture
Dernière mise à jour : 8 avr.

Bonjour ma pépette, c’est Madame Milaud, avec un « M » au début et « aud » à la fin, j’aime bien mon nom parce que ça rime avec « beau », « oiseau », "Bordeaux" mais "solo" aussi…
Moi, j’ai 82 ans et j’habite ici, à l’EHPAD, mais je ne sais plus trop depuis combien de temps. Un petit moment déjà.
J’ai atterri là, parce qu’à force de trop chuter dans ma maison, mon toubib et ma fille ont dit STOP ! Et ils m’ont mis là, avec ma valise et puis c’est tout.
T’as vu ma chambre ? Elle est jolie, tu viendras voir, quand tu auras le temps ?
Ben oui, je sais bien que tu n’as pas trop de temps. Je disais ça comme ça, pour causer. M’enfin si jamais, c’est la chambre numéro 202, tu frappes et tu rentres, comme tout le monde ici.
Même que j’ai jamais le temps de répondre. Hop ! La porte elle s’ouvre.
Attends…pars pas ma pépette, je voulais te demander quelque chose. C’est quoi déjà ? Ah oui…tu vas bien ?
Oui ! Et bien tant mieux, moi aussi ça va bien.
Enfin si Marcelle pouvait arrêter de prendre ma bagnole rouge, parce que vraiment ma pépette, ça m’énerve ! C’est vraiment une belle connasse cette Marcelle ! Je vais lui dire, crois-moi que ça ne va pas se passer comme ça. Elle est là, elle fait exprès pour que je m’énerve, mais moi, je sais, je vois et je l’emmerde, j’vais te dire cette Marcelle !
T’as vu dans mes bras, c’est un bébé, je dois le garder toute la journée, sinon il pleure. Mais moi, je ne sais pas à qui il est, c’est l’autre qui me l'a collé dans les pattes. Attends sur l’étiquette, y a écrit Me Ferraud, ben c’est pas moi, ça.
Ah oui, tu es sûre, elle me le prête ?
C’est gentil ça, mais je dois en faire quoi ? Et puis, il a pas de pantalon alors il va se promener les fesses à l’air.
En parlant de fesses ma pépette, les miennes, elles me font mal, c’est fatigant d’être dans ce fauteuil toute la journée devant la même table. Je sais que tu n’aimes pas quand je crie fort après Marcelle, que je dis des gros mots après elle. Mais je m’ennuie.
Quand j’arrive dans ce salon, je regarde la grosse horloge accrochée au mur, elle dit qu’il est 8h12, je suis la première installée. Et la dernière partie.
Mon dernier coup d’œil, 18h50.
Ben j’ai mangé quand même 2 fois.
A midi, avec du monde à ma table, qui crie ou qui sait même plus comment on fait pour manger une frite ! Une frite ma pépette ! Moi, je sais encore…et tant mieux parce que j’adore ça les frites, pas toi ?
Et une autre fois, toute seule, dans le pas tout à fait noir. Mais bon, manger ça prend pas 1 heure, non plus. Et après ?
Ben plus rien.
Alors desfois quand mon corps et ma tête n’en peuvent plus de tout ce vide, je crie, je boutique, je démonte, je casse, je dis des mots que tu trouves « gros », je sais…
Emmène-moi dehors ma pépette, oui je sais il fait froid. Mais je veux ressentir le vent frais sur mon visage, promis je ne tomberai pas malade. Mon nez ne laissera pas passer les mauvaises choses que tu appelles « virus », mais que l’odeur de dehors. Tu dis que ça sent mauvais, mais pour moi ça sent la vie, celle d’avant.
Je veux voir de près une bagnole rouge, comme la mienne avant. C’est vrai qu’il y en a moins maintenant ? Tu me disais que les couleurs aujourd’hui, c’est blanc, noir, gris.
Mais c’est pas des couleurs ça, ma pépette ! C’est du camouflage, du « je veux pas qu’on me voit », du « je me suis fait tout petit devant… » ça me rappelle une chanson que j’aimais bien, tu sais ? Ah…merde, ça aussi j’oublie…
Ma pépette, donne moi ta main, que je lui fasse un bisou, plus personne ne m’embrasse, depuis longtemps je crois. On est en quelle année déjà ? Tu me l’as dit hier ? M’en souviens pas.
J’aime pas quand tu me dis ça. Parce que je m’aime moins alors. J’aime moins ma tête qui part à volo. Donne moi du travail, quelque chose que je peux faire s’il te plait.
Ne me dis pas « je reviens tout à l’heure » parce que ça, je m’en souviens et j’attends longtemps. Et tu ne reviens pas alors je crie et je me déshabille. Et toi, quand tu reviens, ça te fait rire, parce que je suis toute hirsute, coincée dans mon pull rouge.
Tu me libères et on rit toutes les deux et ça j’aime bien parce qu’on se regarde dans les yeux et dans les dents.
L’autre fois, AH je t’ai bien eu…tu as laissé mon gros fauteuil près de ton bureau, avec tes grosses lunettes posées dessus. « Je reviens tout à l’heure » que t’as encore dit…
j’ai eu le temps de penser à ma farce. J’ai réussi à attraper tes grosses lunettes vertes (rouge, ça serait plus joli d’ailleurs ma pépette). C’était pas facile de faire avancer mon gros fauteuil, parce que t'avais mis les freins.
Et le tout à l’heure est enfin arrivé, moi j’avais mal aux yeux. Tu es passé derrière moi, et tu t’es assise à ton bureau, le nez collé à ton écran que j’aime pas. Moi, j’attendais avec mon mal aux yeux et toi tu me regardais pas, tu fronçais les sourcils et tu disais des mots mais qui étaient pas pour moi je crois... Alors j’ai dit « et ben voilà, elle a même pas vu ! »
Ben là, t’as levé tes yeux. J’ai sursauté parce que quand tu m’as vu avec tes grosses lunettes sur le nez, ton rire a claqué dans l’air, ça a cassé le silence. J’ai bien vu tes dents et tes yeux aussi. Mais là, y avait quelque chose que j’avais jamais vu. Ils brillaient, c’était joli, c’était dedans et puis tout à coup, c’est sorti, comme la pluie.
C’est jolie la pluie ma pépette.
J'adore ! C'est tellement ça, ça me parle, c'est touchant, et tu écris si bien ! Bravo Aurélie 😘
Deux flashs 👍
Tu sais combien je les aime ces histoires de personnes si singulières , je la vois cette petite mamie, et je vois aussi tout ceux qui gravitent autour d’elle, quand on a eu l’occasion de passer du temps dans un EPADH ton texte ne peut que nous parler, et faire echo…
❤️
C’est rigolo, ma mamie s’appelait Jacqueline et elle appelait mes sœurs et moi : « ma pépette »…
Tu décris bien les instants de magie avec les anciens, quand on prend le temps …
Emilie ( Biennard)
Elle est bien mignonne cette mme milaud ☺
Très beau texte 😍