5. Victoire
- Aurélie Lavigne
- 4 oct. 2023
- 6 min de lecture
Assise à la terrasse d’un bar, je me réchauffe les mains autour d’un mug de thé et regarde les âmes passées.
Où vont-elles ? Dans quel but ?
Pourquoi cet homme encravaté, s’est-il levé ce matin ?
Mes yeux butent contre un autre qui tend des prospectus publicitaires sans trop y croire, quelques rares mains attrapent ce bout de papier qui va lui rapporter sans doute de quoi manger à la fin du mois.
J’essaie d’imaginer sa vie. Sa famille, son parcours. Il ne sourit pas, il est comme éteint. Une profonde tristesse m’envahit, je lutte pour empêcher mes larmes de couler.
Cet homme me choque, parce que c’est moi. Je ne peux détacher mes yeux de cet homme parce que c’est moi que je vois dans cette rue, la main en avant pour entrer en relation avec les autres.
Mais comme lui, je n’y arrive pas. Comme lui, je suis calfeutrée à l’intérieur, j’ai fermé les volets et éteint la lumière.
Cela fait combien de temps maintenant… ? Je pose ma tasse et me retourne pour voir mon reflet dans une des vitres du café. Je peine à distinguer mon corps, mon visage, mes cheveux mais je ne vois pas mes yeux. Mes mains palpent, pour tenter de redéfinir les traits de mon visage, mon nez, ma bouche et mes yeux. Ils sont pourtant bien à leur place, mais semblent être aux abonnés absents depuis tellement longtemps. Mes doigts posés sur mes joues, rencontrent des larmes d’abord timides, puis orageuses, violentes sans possibilité d’endiguer le torrent.
Ça fait combien de temps. Hein ? Combien de temps que ces larmes ont été interdites de séjour ? Ma respiration s’accélère, je sais ce que ça présage. Je vais faire une crise d’angoisse. Ici, dans ce bar, au milieu d’inconnus. L’enclume a pris possession de mon plexus, elle l’écrase et majore ma difficulté à respirer. Il fait froid et gris, le ciel est dégueulasse, « comme ma vie », j’me dis.
Une femme à côté de moi, me tend un kleenex, en souriant. Constatant l’ampleur des dégâts, elle prend sa chaise et vient se coller à moi, en me passant sa main dans mon dos. Je sens la chaleur irradier ma colonne, je sens mon sang circuler à nouveau, je peux presque voir le chemin parcouru dans mon corps si froid. Elle me parle mais je n’entends pas, je fixe ses mouvements de lèvres, qui ne se départissent pas d’un incroyable sourire bienveillant et rassurant. Je m’accroche à ce sourire, je ne le lâche pas des yeux, il est ma bouée. Je ne tombe pas, elle m’a rattrapée à temps.
Ma respiration se fait plus lente, plus ample et le son revient.
« Ah te revoilà ! Tu m’as fait peur, hein ? Qu’est-ce qui peut bien angoisser une jolie petite tête comme ça ? »
En réponse, je ne parviens qu’à lui rendre un sourire timide.
« Tu as raison, prends ton temps, tu reviens de loin ! »
Mes yeux se brouillent à nouveau. Ah ben voilà, génial, je crois que je vais chialer pendant 10 ans maintenant. Je suis mortifiée, mais rien n’y fait, j’ai beau menacer mon cerveau, il n’en fait qu’à sa tête…
« Pleure mon petit. Pleure. Il faut que tout sorte sinon tu ne pourras pas connaître la joie à nouveau ».
Et me revoilà partie dans les grandes eaux.
Le garçon de café, alerté passe voir s’il peut faire quelque chose. Heureusement ma bienfaitrice gère la situation. Je jette un petit coup d’œil entre deux rideaux de larmes, je suis devenue l’attraction du moment.
Mon monsieur « déclencheur » s’approche de nous et me prend la main en la serrant un peu, pendant plusieurs secondes. Je ne peux pas le regarder, ça serait trop. Alors je serre en retour la sienne. On s’est compris. Une chaleur immense a inondé mon cœur. Puis il est reparti en laissant un petit prospectus sur la table.
Je comprends que j’ai enfin rendu les armes et accepté mes larmes. Ce n’était pas le bon moment, oui, mais c’est comme ça, j’ai la sensation que ce fichu ciel gris va peut-être laisser la place à quelques nuances de couleurs plus gaies, plus lumineuses.
J’adresse un minuscule « merci ! » à ma sauveuse.
- De rien ! Tu sais ma belle, il n’y a pas de hasard. Je devais être là, près de toi. Je ne sais pas pourquoi, mais c’était écrit.
- Merci, mais pardon aussi…je suis mortifiée de honte de l’univers !
- Il n’y a pas de honte à avoir ! Jamais, tu m’entends ?! On se moque de ce que les autres peuvent penser. Tout le monde pleure, dans un café, chez soi, au bureau, dans sa voiture. Tout le monde ! Y en a qui pleure beaucoup et d’autres beaucoup aussi mais dedans. Dans leur cœur. Comme toi, sûrement jusqu’à aujourd’hui.
- Vous pleurez beaucoup, vous ?
- Dis-moi « tu » !
- Pardon…
- Ouh la la, je sens qu’il y a du travail avec toi. Deuxième « pardon » en trois minutes de conversation…ça fait trop là, ma chérie.
Tu sais...oui, j’ai beaucoup pleuré. Et puis, j’en ai eu marre. Dans un grand éclat de rire.
Je suis née à Mbour, au Sénégal, tu connais ?
- Non…
- Un magnifique pays ma belle…Hey…avec tout ça, je ne connais même pas ton prénom ?
- Victoire et vo..toi ?
- Aminata, mais mes amies m’appellent Amy.
- Enchantée Amy ! Et pourquoi, es-tu venue à Bordeaux ?
- Et bien, après mon bac, mes parents souhaitaient que je fasse des études en France pour trouver un vrai travail. Ils m’ont envoyée chez une tante qui habite à Cestas. J’te cache pas qu’au départ, la claque : l’éloignement, le froid, quand je dis le froid, je veux dire le temps mais aussi les gens ! Un grand bouleversement ! J’ai commencé des études pour être infirmière. C’était vraiment bien, je m’épanouissais tellement dans ce futur métier. Et puis…je suis tombée sur l’homme de ma vie. Nous avons vécu une histoire magnifique. Et puis, il y a eu la maladie…
Elle finissait toutes ses phrases avec un incroyable sourire, comme si tout était doux et joli.
« Il m’a quand même laissé deux beaux cadeaux. Mes enfants. Ma fille Iris et son petit frère Issa.
- Quel âge ont-ils ?
- 12 et 9 ans. Ils sont ma fierté ! Tu es maman, toi ?
- AH NON mon dieu ! Heureusement, je suis trop jeune encore, je n’ai que 30 ans.
- Sache qu’à ton âge, j’étais maman depuis 10 ans. Sourire.
Chacun voit midi à sa porte ! comme on dit…bref, j’en étais où ? Ah oui, mes études.
Et bien, au final j’ai souhaité mettre mes études en pause pour m’occuper de ma fille, et de mon fils, Issa. J’avais espoir de pouvoir reprendre après la naissance d’Issa. Mais mon mari nous a quitté peu de temps après la naissance de mon fils.
- Je suis tellement désolée…
- Ah non, tu ne vas pas te remettre à pleurer !!!
- Non…promis, je me retiens (enfin j’essaie). Mais Amy, comment as-tu fait pour vivre ?
- J’ai eu la chance qu’on me tende la main. Plusieurs fois, des proches, des inconnues aussi. Et puis, une amie m’a fait entrer dans la société où elle travaillait depuis plusieurs mois. J’ai donc fait et je continue d’ailleurs à faire des ménages.
- Tu n’as jamais voulu reprendre tes études ?
- Non. Tu vas sans doute trouver ça étrange, mais j’aime ce que je fais. Pour moi, peu importe ce que tu fais, le métier que tu exerces, c’est à toi d’y mettre de la joie. Tu comprends ?
- Mouai, il y a quand même des métiers plus gratifiants que d’autres !
- C’est ta vision, ça ! Je ne conçois pas du tout la vie comme ça. Je ne me compare pas aux autres. J’ai suffisamment à faire avec moi et mes deux tornades. Mon bonheur ne se résume pas à une catégorie socio-professionnelle. Je n’ai aucun problème à dire ce que je fais comme métier. Je suis même extrêmement fière de le faire et surtout de la façon que je le fais.
- C’est -à-dire ?
- Je fais tout avec le cœur ma chérie ! Victoire, nous sommes en vie ! Je ne sais pas quelle est ton histoire. Mais je te le répète, nous sommes en vie ! Tu es vivante ma belle. Ta lumière était peut-être éteinte jusqu’à maintenant, mais c’est le moment de la rallumer. Il faut que tu trouves ta mission de vie. Ce qui va te faire lever le matin et t’endormir le soir, avec le sourire. Tu peux tout aussi bien être présidente, astronaute, femme de ménage, fleuriste, pompier, maçon, infirmière ou que sais-je encore…
- Astronaute ? Non, ça vraiment, c’est impossible ! En plus, j’ai peur de l’avion, alors…
- Victoire, deviens ce que tu veux être. Point.
J’ai quitté Amy, qui après m'avoir étreinte (étouffée), m'a remis son numéro de téléphone en me faisant promettre de nous revoir. J'ai dit "oui" sans trop y croire.
Je n’ai jamais rencontré une femme comme elle. Elle me fait penser à une fée.
Ma marraine la bonne fée à moi.

Amy comme par enchantement…🙏
Très joli, très émouvant, comme d'habitude ! J'aime trop te lire ! Gros Bisous😘
Bravo Aurelie, je suis tellement heureux que tu aies prise ta plume au sérieux .. elle a tellement de choses à raconter .. et de la plus belle des manières .. 👏🏼👏🏼
C'est tellement beau est vrai
Je suis très ému en lisant ces lignes.
On vit ce moment avec ces personnes, on est assis à cette terrasse.
😘
🥲🧐😊😍🥰