3. Laurent
- Aurélie Lavigne
- 15 févr. 2023
- 5 min de lecture
Dernière mise à jour : 8 avr.
18h56
Je m’en veux… j’ai pas envie. Mais j’y vais quand même, comme chaque soir.
Je quitte mon 4ème étage après avoir mis tous mes dossiers sous clés. Pas que je sois suspicieux de ce qui pourrait se passer la nuit, mais j’aime l’ordre, ça faisait sourire Val, elle la bordélique. Absolument, rien ne traîne, jamais ! Comme ça, la femme de ménage pourra vraiment passer un coup sur mon bureau, sans entrave. Je pars souvent le dernier, seules quelques lueurs persistent dans les nombreux étages où cohabitent les costards-cravates.
Moi, je suis de ceux-là. Déjà au lycée, je savais exactement ce que je voulais faire. Passionné de chiffres, organisé et rigoureux, c’est vers la comptabilité que je me suis dirigé et c’est vrai que j’ai toujours aimé porter le costume. J’ai des collègues qui sont plus décontractés, moi je n’y arrive pas, Val a quand même réussi à me faire abandonner la cravate, mais ce fut un crève-cœur…je me souviens lui avoir demandé :
« Alors au moins un petit nœud-pap’ ?
- Non plus !
- Il va manquer quelque chose, je t’assure. Ca ne fait pas fini, pas abouti et…
- Laurent ! Tu n’as pas besoin d’une cravate pour te sentir un professionnel accompli. Ton physique à lui seul inspire la confiance et le sérieux
- Dis comme ça, ça parait chiant…
- Pas du tout. Moi j’aime te voir dans tes costumes. J’aime voir ta silhouette élancée déambuler avec assurance, où que tu sois et peu importe qui se trouve en face de toi. Tes tempes grisonnantes, ton sourire franc et ton regard bleu acier sont d’autres atouts majeurs. Des atouts que j’aime mon cœur. »
La messe était dite, je repartais galvanisé et…sans cravate.
Sourire…
Le parking est désert, il ne reste plus que 4 voitures à cet étage, je retrouve la mienne, mon joujou à moi, dont je prends grand soin, comme le reste d’ailleurs, mais certainement encore plus de ce bolide-là. Je me fiche (un peu) de la puissance, ce que j’aime ce sont ses courbes, son galbe, c’est presqu’une attirance physique, il faut que mon regard la parcourt, la frôle sans rencontrer d’obstacles. Tout en rondeur. Il en est de même pour la couleur, je les ai toujours choisies noires ou anthracites à la limite, qu’elle se fonde dans le paysage, sans être tape à l’oeil.
Contrairement aux voitures de Val…elle s’est passionnée pendant plusieurs années pour des automobiles aux formes et couleurs atypiques, comme sorties de dessins animés. Un sacrilège à mes yeux.
Trente minutes me séparent de ton nouveau lieu de « vie ». Des minutes nécessaires, mon sas qui me permet de me préparer pour te retrouver. Lieu de vie…Un bien beau mensonge.
Cela fait 2 ans que tu es là, que je t’ai accompagné dans cet établissement pour seniors en perte d’autonomie, moyennant une dérogation, parce que tu n’avais pas l’âge requis.
2 ans que je culpabilise aussi. Tellement…
Je te retrouve, comme chaque fois, dans ta chambre, prête à faire ta nuit. On me dit que tu as passé une bonne journée, que tu as bien mangé, bref que tu pètes la forme. Je n’arrive toujours pas à te parler, je veux dire pas comme avant…
Je m’assieds au bout du lit et sens mon téléphone vibrer dans la poche de ma veste, sms de notre fils, Pierre.
« Salut papa, on mange ensemble demain midi ? Bises P. »
Je veux checker sur mon agenda, mais je ne le trouve pas. J’ai sûrement dû le laisser sur mon bureau…Fais chier !
« Salut mon grand, à priori oui, je te confirme demain matin, je t’embrasse, je suis avec maman. »
« Ok, embrasse la pour moi ! A demain »
Puis…
Un coup bref à la porte, qui sans attendre de réponse, s’ouvre dans la foulée.
« Oups, pardon…Bonsoir, vous allez bien ?
- Ah, bonsoir Lucie. Un peu HS mais ça va. Et vous ?
- Très bien ! Sourire ravageur d’une gamine de 20 ans.
- J’allais m’en aller, juste passé lui faire un coucou.
- Oui, comme d’habitude…
- Pardon ?
- Vous passez souvent en coup de vent. Alors, je ne veux pas vous chasser ! Ca lui fait du bien de vous voir, vous savez ?
- Je ne sais pas, je pense qu’elle ne se rend pas compte.
- Ah…c’est ce que vous pensez ? Vraiment ?
- Lucie, soyons réalistes !
- Mais je le suis, sauf que je ne reste pas au pied du lit. Approchez-vous Monsieur M..
- Laurent. Vous l’appelez Valérie, appelez moi Laurent.
- D’accord. Laurent, si je peux me permettre et même si je ne le peux pas d’ailleurs…je vous vois presque tous les soirs à son chevet, triste, éteint, pas à l’aise. Comme si c’était une étrangère. Pardon d’être aussi brutale !
- …
- Je sais que c’est difficile parce que ce n’est plus tout à fait la même personne, mais...
- Non Lucie, vous ne savez rien !
- Non, c’est vrai, je ne connais pas votre histoire. Pas toute votre histoire, et je ne demande que ça, que vous me racontiez. Mais…parlez-lui. Elle vous entend, elle vous voit. Ou si vous n’en n’êtes pas capable, alors ne venez pas tous les jours !
- Non…mais comment osez-vous ?
- Si je ne vous le dis pas, qui le fera ?
- …
- Bon, je suis désolée. Je vous laisse, mais avant, j’ai trouvé ça dans ses affaires, en rangeant son placard. C’était dans son petit carnet de croquis. Il y a écrit «Laurent» sur le papier. Alors voilà !
Elle me tend une feuille cartonnée que je ne reconnais pas…
14 février 2019
« Mon tout…
Tu sais que la Saint Valentin n’est pas ma fête favorite même si chaque année, j’ai pu te faire une (petite) liste de ce qui pourrait me faire plaisir et que, à mon grand désespoir, tu n’e las jamais suivi, mais alors vraiment jamais ! Te souviens-tu de ton initiative de me combler avec un ensemble top-pantalon orange DDE ? Aujourd’hui, je cherche encore le pourquoi…et je ris.
Bon mon chat, cette année, tu n’auras ni diplomatico, ni parfum, ni livre.
Non.
Cette année, tu auras un petit cadeau « bonus » et cette lettre. Je t’avoue que je souris à l’idée de te voir, toi, l’homme qui classe tout, la mettre, une fois lue, dans notre classeur familial à la lettre A comme Amour mais aussi comme Assurance.
Et tu me connais, en bonne drama queen, je me dis : « imagine qu’un jour, je ne puisse pas te dire à quel point je t’aime. Sincèrement, totalement. »
Alors en cette belle matinée du 14 février, je griffonne sur ce bout de papier pour te le dire. Je sais finalement que cela te touchera tellement plus, et c’est ce que j’aime chez toi.
Sous tes airs de grand bonhomme pas toujours commode, tu es la personne la plus…quel mot est le plus approprié ? Sensible ? Humaine ? Empathique ou encore généreuse ? Ca te va si je résume par belle ?
Mon tout, je ne serai peut-être pas toujours près de toi, parce que la vie est ainsi faite. Mais si cela arrive, ça ne pourra être qu’un éloignement physique.
Ca fait bien trop longtemps que nous sommes connectés et que tu finis mes phrases, espèce de copieur !
Allez, ne t’inquiète pas, je ne vais pas prendre trop de place dans notre classeur.
Sache, juste, que peu importe ce qu’il se passe dans notre vie, je suis là, pas loin.
Je t’aime…comme la vache aime l’herbe, mon amour !
Pour toujours…
Val
PS : Réussir à réunir tes 2 passions en une : la cravate et le orange DDE. Ne me remercie pas… »
14 février 2019…ce jour où la nuit est tombée sur notre vie.

Saut de puce du 1. Valerie au 3. Laurent, la Lecture est agréable
Merci ,c est magnifique !!!
Sur l ehpad tu as tout dit et c est tellement vrai
Bravo aurélie 👏 très bien écrit et du coup agréable et facile à lire 👍