10. Teva
- Aurélie Lavigne
- 24 janv. 2023
- 4 min de lecture
Dernière mise à jour : 8 avr.

Temps de pluie…
Dans la servitude qui mène à la maison de la prochaine patiente, je croise une dizaine de personnes. Je n’en connais aucune, mais toutes m’ont saluées. Pas un petit salut remisé, mais un sourire sincère avec les yeux rieurs, les sourcils qui se soulèvent et la bouche qui s’étire jusqu’aux oreilles et laisse s’échapper un solaire « ia orana » (bonjour en tahitien), tout ça sous un parapluie…ou pas.
J’ai lu qu’un sourire était communicatif et ce, peu importe l’état d’esprit dans lequel nous nous trouvons. Et qu’en plus, cette musculation faciale (on solliciterait 17 muscles en montrant nos dents) nous ferait secréter miss Endorphine et sa camarade Sérotonine, les deux hormones du bonheur. Tellement vrai.
Desfois, perdue dans mes pensées et laissant mes mains, seules, guider mon auto, je me rends compte que je n’ai pas répondu à un sourire…et ça me mine, je serais capable de faire marche arrière pour m’excuser et réparer l’erreur. Je continue malgré tout à rouler, en m’auto-flagellant jusqu’à ce que je croise à nouveau une personne (3 minutes après) et que je peux enfin, moi aussi montrer mes dents en haussant les sourcils de façon totalement exagérée. Je le sais, j’ai regardé dans le rétroviseur ce que ça donnait en le faisant…
Alors là et seulement là, le calme revient.
Il n’est pas rare de me voir totalement envahie par l’émotion par les patients que j’ai la chance de rencontrer. Il y en a un en particulier, mon dieu…cette gymnastique des yeux que je dois faire pour ne pas me laisser submerger.
C’est simple, j’arrive chez lui et je sens déjà la gentillesse à son portail. Même son gazon est gentil et doux, ne parlons pas de son chien Aïto qui vient m’accueillir à la sortie de ma jeep (cf la photo).
Teva sort de son fare, avec toujours sa même tête grisonnante et décoiffée, et là on se fait une battle de sourire. Je ne sais pas qui de lui ou de moi gagne, nous sommes peut-être sur un bel ex aeco…et puis toujours :
« Ia orana, Mata’i ?
- Mata’i roa
- Ah bah ça va alors ! »
On se fait notre check inventé par nous qui se finit par le mime d’un feu d’artifice.
Le soin peut alors commencer. On rit, on discute de tout, on philosophe, on politique.
Parfois, alors qu’il doit être vigilant au sucre qu’il consomme vu son âge certain (ça il ne va pas aimer…), je le taquine en lui disant « alors il était bon ce bonbon chinois ? » et il me regarde avec des yeux tout ronds dans un grand éclat de rire, comprenant que j’avais repéré sa langue toute orange, preuve du délit…
Je repars avec un avocat ou deux et je lui laisse un livre qui m’a fait verser mille larmes quand je suis arrivée au Fenua « Si loin du monde ». Le récit incroyable de Tavae, pêcheur de Faa’a qui va dériver 4 mois, seul, dans l’océan Pacifique, après une avarie moteur. Il y est question de résistance physique et de courage bien sûr, mais aussi de foi. Une histoire bouleversante offert à un homme tout aussi bouleversant.
Ce Teva là aime bien se moquer de moi et de mes difficultés à non seulement mémoriser le vocabulaire tahitien, mais aussi avoir le bon accent. Des semaines pour parvenir à prononcer le fameux samedi (Mahana ma’a) à ne pas confondre avec jeudi (Mahana maha), il est question ici d’aspirer le H, comme en anglais (bien contente que ce récit soit écrit, comme ça je n’ai pas à vous faire l’exemple en vocal…). Reconnaissez que ce n’est pas simple…
Ah ce qu’il a pu rire, il m’a avoué récemment qu’il racontait mes mésaventures linguistiques à ses amis qu’il rencontre quand le matin très tôt, il va chercher le pain. Il a même raconté ça à son taote (médecin). J’ai l’air de quoi, moi maintenant. Sourire…
Et puis, pour inverser les rôles et reposer mon égo qui a bien souffert, je lui ai proposé qu’on finisse le soin en se parlant en espagnol. A moi d’être celle qui fait répéter, qui se fâche pour de faux, qui épelle les mots. A lui, de faire de son mieux, de prendre son élan avant de lancer un « buenos dias » ou « hasta manana por la manana ». Mais à nous deux, les rires, les mêmes.
Quand je le quitte en faisant ma marche arrière, je jette toujours un dernier petit coup d’œil dans le rétro, il est sur le perron, toutes dents dehors me faisant un dernier petit signe avec la main. Mon réservoir de joie est à son maximum, grâce à toute cette gentillesse reçue.
Alors voilà cher Teva, moi aussi je raconte à mes ami.es.
Je raconte qu’à cause de toi et toutes ces calories brûlées à rire, souvent je m’autorise un petit écart de conduite alimentaire en me délectant d’une barre chocolatée à 2400 calories, qui une fois, engloutie me plonge dans un bonheur coupable.
Je raconte que tu n’étais pas drôle quand tu as eu la leptospirose et que, très malade, tu as dû être évasané sur Tahiti. Tu ne m’as pas fait rire du tout là.
Je raconte à quel point tu es émouvant à être juste toi, sans rien faire d’autre.
Mauruuru roa et a mahana pae* !
*Merci beaucoup et à vendredi !
Je suis moi aussi au fenua sur le gazon de Teva en te lisant et c’est un vrai bonheur d’être transportée ainsi
Mauruuru ma belle beauté ❤️